SE DONNER CORPS ET BÊTE…
J’en viens au fait : intéressons nous a une journée d’un de ces joyeux cybernaute retardataire landa, dans laquelle je me permettrai quelques écarts interprétatifs plus ou moins savants, pour essayer de voir comment nous fonctionnons quotidiennement à l’intérieur de nos maisons, que dis-je, de nos chambres en cette entrée dans le XXI e siècle
Je n’irai pas chercher d’acteurs éloignés : comme beaucoup, chaque matin, lorsque je me lève je vais ouvrir ma boîte à lettre, mon « mail », là sur mon bureau, dans mon ordinateur, exactement comme si j’allais voir si j’ai du courrier dans ma boite à lettre bien réelle. L’extraordinaire de la chose est que ma machine commence par me faire des politesses : elle me souhaite la bienvenue, m’avise de la présence de mail avec sa voix electrosuave et me laisse accéder à mes nouvelles après un clic ou deux qu’il ne faut pas rater. Disons que moi et mon ordinateur faisons société, et le reste du monde avec nous. Il faut reconnaître que l’un des discours le plus mis en avant de la cyberculture est celui de l’hospitalité comme le remarque Antonio Casill dans son bel article « Le discours de l’hospitalité dans la cybercultere »(Société, N°83, 2004),discours dont les indices les plus incontestables sont les termes employés dans toutes les langues pour décrire l’activité de consultation des données stockées et transmises sur le réseau Internet , à savoir : home, visita, besuchen, community, acceuil, address, indirizzo, zugang, accés, host, hébergement , privacy, sécurité, libro de visitars , etc.
Et nous voila convié à bord, invité à pénétrer non plus dans le vide sidéral d’une Toile étrangère mais au contraire accueillit dans « un espace particulièrement colmaté, un abri, un emplacement clos qui puisse s’opposer à l’ouvert, à l’étendue dépeuplée que le voyageur traverse. Pas besoin de maison ou de murs afin de marquer la séparation entre l’extérieur et l’endroit de réception (…) Au degré zéro de l’espace accueillant, il y a une aire symboliquement circonscrite. » (Casilli) L’hospitalité ne se déroule pas dans le vide, je regarde ma page d’accueil en termes de lieu de réception selon le futur vieux précepte cybernétique : « pensez à votre futur site web comme à un cyber-foyer ! » Une maison de décoration intérieure américaine de sites web propose même un guide de conception développant l’idée qu’il faut penser son site « comme un lieu où les amis et les invités peuvent se détendre et s’amuser en votre compagnie ». Suivent quelques conseils : « il faut inviter les hôtes à rentrer, les entretenir avec des jeux et des plaisanteries, associer dans la réception des visiteurs, les membres de la famille, les subordonnés et les alliés. »
Nous voila reçu sur la Toile comme si nous y étions ! Commence alors une cérémonie du don particulière (ou a mon avis l’aspect primitif du potlatch est à réviser) le don de son propre temps, de sa propre connaissance, le don aussi de son propre disque dur et plus encore de son propre corps. Antonio Cassilli remarque que « cette socialité hospitalière présuppose un procédé de dématérialisation du corps de l’usager des nouvelles technologies, fondant une identité corporelle post-humaine. » Il n’hésite pas citer un adage en latin : : « posthumani nihil a me alienum puto », rien de ce qui touche à la posthumanité ne m’est étranger. Et nous voila, sans que l’on s’en soit rendu compte, en train d’entrer dans un posthumanisme, dans une histoire nouvelle qui « préconise la fin du rôle central de l’être humain dans l’ordre culturel actuel »(Casilli) L’articulation homme-machine intelligentes « a prolongé la notion de posthumain jusqu’à inclure les être « autres » , les étrangers et les combinaisons de l’humain/non humain » (Casilli) dans la grande famille du monde , la world familly.
Il y a quelque chose a entendre ici qui est encore de l’ordre du religieux :
« L’hospitalité cyber s’oppose décidemment à l’hospitalité chrétienne basée sur l’instance supérieure de l’union de tous les hommes en dieu. Les voyageurs hébergés dans les nœuds du réseau Internet ne sont pas des frères, ils sont des xenoï , des étrangers. Ils ne sont pas non plus des pèlerins se rendant à un endroit précis, ils sont assimilés aux nomades errants dans un territoire indéfinissable et incartographiable parce que fluide et toujours en mutation. L’hôte-confrére chrétien ajoute Casilli, est à l’hôte étranger cybernaute comme le touriste est à l’égaré. ». La « real Life » serait suspendue le temps du voyage dans le cyberespace et avec lui le corps, ce corps bien réel qui s’est assis sur une chaise et qu’on se met à oublier, rivé à un écran luminescent. “Les voyageurs des autoroutes virtuelles ont au moins un corps de trop, celui aujourd’hui considérablement sédentaire, le corps à base carbonique devant le clavier, souffrant la faim, la corpulence, la maladie, le vieillissement et finalement la mort. L’autre corps, un fac-similé à base de silice branchée dans le domaine immatériel des données et des superpouvoirs, même si virtuellement, il est immortel –ou plutôt le corps choisi, une incarnation virtuelle « disjointe » du corps physique, est un logiciel capable de faire face à d’infinies morts » Cette dichotomie entre le vieux corps obstinément voué à vivre dans une « réalité » déficitaire et un nouveau corps régénéré par les technologies dans un habitat virtuel est au centre de la relation animale –hommes – espaces comme le notent Corinne C Boujot et Antonio Casilli dans « Interfaces bestiales : rôle et place des animaux dans l’imaginaire des mondes virtuels »,( Espaces et Sociétés, n°110-11, 2002, L’Harmattan) . « La réalité virtuelle permet à nos propres notions d’esprit et de « corps spirituel » de s’accroître jusqu’au niveau que nous avons rejoint dans le développement de notre concept de corps physique, au cours de plusieurs milliers d’années dans le cadre de notre civilisation actuelle (…) dans les mondes virtuels, vous pouvez vous changer en langoustine , en tarentule, en gazelle et apprendre à contrôler ce nouveau corps. » ( Boujot-Casilli)
Le fantasme de technologies informationnelles toutes puissantes permet sans grande difficulté le passage à un nouvel imaginaire de la corporéité tant l’anxiété sur les perditions possibles du corps se dissout devant la promesse d’une santé parfaite. Une santé aussi virtuelle que vertueuse puisque le corps nouveau se veut dépourvu de vices, voué à un culte du bien technologique, annonciateur d’une ère fraternelle qui s’opposera à la souffrance constitutive du monde ( (Boujout Casilli) Plus de compromis avec la réelle chaire , fini l’ancien modèle corporel. Dans un espace « au-delà » des problèmes d’un monde trouble, il s’agit d’un corps régénéré réhabité et réinstallé dans une autre topographie que la seule alors connue. Je parle ici de la terre, de la topographie terrestre qui va rejoindre et se confondre dans la vision qu’on s’en fait désormais avec l’infosphére qui enveloppe la planète. On parle d’ailleurs de ce phénomène dans les théories de l’ « embodiment » (incarnation et incorporation) ; ces théories affirment que ce dont notre corps ne peut faire l’expérience est appréhendé à travers des analogies et des métaphores qui constituent le seul moyen de donner sens à des concepts sans réalité tangible, virtuels ! Ce sont sur ces catégories familières que se greffent les modes de pensée nouveaux issus de la Toile.
N’oublions pas qu’Internet n’offre que des moyens nouveaux pour atteindre des buts qui ne le sont pas : trouver (moteur de recherche) , communiquer ( mails, , recherches de services et ,par les « liens », se déplacer et répondre ou transmettre de l’information ! il est intéressant de noter que la notion d’original , du document unique, de la chose matérielle qui longtemps persista, avec les ordinateurs se dissout dans la profusion du même possible. Sur la fin de l’authentique, Internet en rajoute en contribuant à une dématérialisation progressive d’objet de possession ; L’objet de possession s’est dématérialisé jusqu’à n’être plus qu’une simple adresse accessible à tout moment.
Derrière (ou dedans) mon écran, les distances se dissolvent, les lieux se métamorphosent et les actions changent de nature. Internet, en effet, change la conception de la distance et le rapport au temps. L’éloignement physique perd toute pertinence et l’instantanéité devient la règle : les adresses postales sur la Toile rendent leurs détenteurs immédiatement accessibles et les mettent à égale distance, tous et toutes à portée de courriel : réserver une chambre d’hôtel, passer une commande, consulter la météo, une notice, son horoscope ou les nouvelles du jour, écrire à Chichery ou à New York, tout peut se faire de chez soi. Désormais on est à côté de tous et à portée de tout au point que le « où » et le « quand » se rapprochent.
La Toile conduit également à dissocier matérialité et possibilité d’action qui semblait consubstantielle, inséparables .Les objets immatériels deviennent des supports d’action au même titre que les objets matériels dans l’environnement quotidien. On peut désormais remplir son caddie dans une épicerie virtuelle et recevoir chez soi ses courses, choisir et essayer des lunettes de vue, visiter des monuments, des villages, aimer, etc. Bref on peut tout faire, tout avoir, tout connaître (croit-on). C’est le « tout faire » qui ici m’intéresse , cette drôle de présence-absence qui nous fait exister autrement dans nos relations.
L’être humain est désormais équipé de prothèses cybernétiques, bien différentes des fourchettes, des cuillères ou d’une voiture ; ce sont des prothèses qui lui sont données au même titre que ses autres membres. Durant la fraction temporelle de son existence, infime à l’échelle de l’évolution humaine, la prothèse Internet est pensée par analogie au monde sensible. Mais constituer sans cesse de nouvelles sources d’ analogie peut à son tour devenir source et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ne puisse plus se passer du virtuel. Difficile après ça de savoir qui du
virtuel ou du matériel est le plus réel ?
virtuel ou du matériel est le plus réel ?