Lors de mon enquête récente de terrain sur les enfants dans mon village, je notais dans mon carnet que « les jeunes, leur vie et leurs jeux sont devenus un mystère. Je ne sais pas vraiment ce qui les amuse aujourd’hui ? Je les soupçonne de ne plus savoir jouer au sens où nous l’entendions à leur âge. A ma demande : jouez-vous ? Ils me répondent que oui en même temps qu’ils se fichent un peu de moi, me faisant comprendre que c’est une notion dépassée. Ils me font surtout comprendre que même s’ils tentaient de m’expliquer je n’y comprendrais pas grand-chose et ils ont raison ». Quelque peu perplexe j’écrivais dans ce même carnet : « Je crois que les enfants ne sont plus nos enfants, qu’ils ne sont peut-être même plus des enfants tels que nous imaginons que des enfants peuvent être. On dirait des bébés précocement grandis auxquels l’informatique tient lieu de biberon… » L’observation était sérieuse. Il est un fait que leur univers ludique se spécialise très tôt, « leurs pouces, ajoutais-je, ont à peine quitté leurs bouches – immédiatement remplacés et jusqu’à un âge avancé par une tétine - qu’ils gagnent la console des « game boy » et autres jouets électroniques. Ils parlent à peine que déjà ils « computent ».
Mon regard commença alors à changer. Ma fascination pour cette jeunesse animée par ce que l’on peut désormais appeler la nature cybernétique tient sûrement au fait qu’elle nous échappe radicalement sans qu’elle n’ait besoin de fuir ni de se cacher. C’est un fait les jeunes - je n’arrive plus a dire les enfants - sont capables de partir sous nos yeux dans des ailleurs projetés par eux seuls auxquels nous n’avons pas vraiment accès.
Je crois que pour nous, adultes non spécialisés dans la question, la mesure cybernétique n’est pas la nôtre, que nous sommes de bien trop petite taille, que nous venons d’un univers bien trop terrien, bien trop enraciné dans l’espace, pour pouvoir sans questionnement et sans résistance à cette culture nouvelle, adhérer mentalement à ces technologies issues de la numérisation qui convergent systématiquement à un système compulsionnel de production et de consommation mondialement intégrées. - Je rappelle juste que la norme TCP-IP est à l’origine de la création par les USA d’un réseau numérique de communication militaire, Internet, implique que nous nous soumettions à des prescriptions nécessaires à l’adoption et à l’utilisation de normes qui induisent que l’on répète, au risque de ne pouvoir l’utiliser, des idéogènes nouveaux et très particuliers. - Il n’empêche que l’informatique est pour nos enfants une nature évidente, un prolongement indispensable à leur équilibre et à l’appréhension du monde dans lequel ils vivent aujourd’hui, même et surtout si cette nature est contraignante !
S’il y a mille raisons au mal être comme au bien être que notre société procure a nos enfants, il y en a une, enthousiasmante, qu’il faut regarder particulièrement : c’est que nos enfants sont entrés dans un autre temps et un autre espace que le nôtre. Jamais une culture, la cyberculture, n’a été aussi pourvoyeuse d’exigence. On ne peut y rentrer et y appartenir qu’en en acceptant, sans déroger un instant, le protocole. Je crois que jamais nous ne nous sommes trouvés en face d’une culture protocolaire aussi exigeante où, pour que ça marche, pour que le dialogue homme - machine se fasse, il faille se plier à la discipline d’une machine. Selon une enquête, on estime que 85% des jeunes âgés de 12 à 17 ans surfent quotidiennement sur la toile, les filles passant environ quatre heures et les garçons quatre heure trente devant un ordinateur ou une console de jeux vidéo (CREDOC , sept 2005) ; de même on constate que les jeunes sont en train de redéfinir en profondeur les nycthémères, préférant largement la vie nocturne à la vie diurne pour échapper aux rythmes définis par la société et aussi à la présence trop insistante et inquisitoriale des adultes et des éducateurs.
Nos enfants sont entrés au présent dans un futur quasi touchable – cette media culture ou ce cyberespace - où les notions de temps et d’espace sont définitivement bouleversés. Et cela ne manque pas de provoquer d’incroyables changements sociaux, changements rendu possibles parce que nous nous trouvons aujourd’hui dans une « basse époque », un de ces moments dans l’histoire où tout peut advenir parce qu’il n’y a plus de référent unique, de contrôle social traditionnel suffisamment fort et unifié pour contraindre l’ensemble des membres d’une société à faire la même chose. Moment rare de l’humanité où les changements sont tels qu’ils n’ont pas été prévisibles, pour la simple raison qu’on ne sait jamais exactement la mesure du seuil, ni quand vont rompre les choses. Tout concoure en apparence à dire que nous serions à la fin d’un temps, mais il nous est impossible de savoir exactement quel temps se termine, ni quel temps commence.
Il faut se rendre compte que derrière leurs claviers, nos cyberenfants s’inventent de nouvelles solidarité, s’organisent en communauté d’intérêts ludiques, à une échelle jusqu’alors inimaginable puisqu’elle peut être planétaire, et qu’ils sont entrés dans un espace personnel tout à fait neuf quant à leur participation à la production d’une nouvelle culture.
Tout bien considéré, peut être qu’Internet n’isole pas tant nos enfants que ça, qu’il les ouvre à d’autres espaces, qu’il implique des relations différentes avec le temps, des simultanéités du faire ou des faires nouveaux, qu’il permet un mouvement social de recommunautérisation de réseaux sociaux, de partage des savoirs et que la cybernétique les emmène vers une nouvelle forme de construction de l’intelligence collective qui les pousse à faire des actes de générosité planétaire. Voilà pourquoi ce regard ethnologique posés sur « nos enfants » me permet de dire qu’ils ont bel et bien quitté notre enfance, mais que s'ils ne nous imitent plus, si nous avons du mal à comprendre ce qu’ils fabriquent, nous devons à travers leurs techniques et leur nouveau rapport au monde, les suivre et les assurer de ce qui peut ne pas leur nuire, toute la tendre attention qu’on peut leur vouer.
1 commentaire:
Bonjour,
Des questions :
1) qu'est-ce qui vous faire écrire que les jeunes "compute" ? Ils sont devant une boite noire. Quand on voit ce qu'il en est de la maitrise des ordres de grandeur ou de la compréhension de ce que c'est que diviser... hum hum !
2) avez-vous des exemples de "générosité planétaire" ?
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