ETHNOLOGIE DE LA POCHE II
Pour revenir à des choses concrètes domestiques et quotidiennes, je pense à l’utilisation de la Carte Bleue. Ce petit bout de plastique empucé, objet simplissime en apparence, duquel émane de moins en moins le sentiment de manipuler de l’argent qui, une fois tiré de la poche intérieur de son veston ou de son sac et de son étui, est plus l’expression d’un pouvoir d’achat immédiat et virtuel qu’autre chose. Il s’agit bien en effet d’un pouvoir d’achat triangulaire qui profite autant à la banque qui l’émet, qu’aux commerces qui l’acceptent et au consommateur qui l’utilise, quoi que ce dernier soit par son biais soumis à une pression croissante sur les « rentrées » pour assurer le remboursement des avances-prêts qui lui sont automatiquement (et sur un certain volume) consenties. Ce que je cherche à montrer par cet exemple c’est qu’on est en train de se mettre en place un nouveau rapport à l’argent non-argentée où la consommation apparaît comme seule fin et que ce nouveau rapport nous fait de facto rentrer dans une discipline temporelle nouvelle. Ce qui est en jeu dans notre univers de consommation industrielle tardive est la transformation même de l’idée d’avenir en marchandise comme le relève Appudarai : « Tout ceci s’appuie sur une tension particulière entre imagination et nostalgie qui incarne et nourrit l’incertitude des consommateurs quant aux biens, à l’argent et à la relation entre travail et loisir. » Ce n’est pas tant, comme l’écrivait Jean Baudrillard, que la consommation joue un rôle central dans les sociétés où la production jouait autrefois ce rôle, que la consommation qui a pris un autre sens : « elle est devenue le travail civilisateur de la société post-industrielle »
A ce stade un détour par l’étymologie concernant nos aventures consuméristes n’est peut être pas inutile pour comprendre d’où nous venons et en partie pourquoi nous le faisons. Consommer qui fut d’abord consummer (1120) pour devenir consommer (1570) de con, avec, et summa, somme : « faire le total de… », signifiait dans la langue classique « accomplir, mener à son terme, à son achèvement ».Une confusion décisive s’opéra entre consumere, consumer, et consummare dont le synonyme perdere , perdre, destuere, détruire, furent souvent liés, notamment dans le contexte de la parousie chrétienne où l’achèvement des temps coïncide précisément avec la fin du monde. Quant à la Consommation d’abord consummacium (1120) emprunté au latin consumatio, « accomplissement, achèvement, perfection » en rapport chez les auteurs chrétiens avec l’« achèvement des temps ,la fin du monde » ;
sous l’influence du verbe , il a commencé a désigner « l’usage que l’on fait d’une chose pour satisfaire ses besoins »au XVI éme siècle et s’est spécialisé en économie dés le XVII éme. Mais ce n’est qu’en 1945 que sont apparus dans le contexte de l’économie capitaliste les syntagmes de « société de consommation »et « biens de consommation ». Le succès de cet emploi dans le sens économique , articulé avec celui de la production de « biens de grande consommation » fit que le mot se spécialisa et qu’apparu dans la première moitié du XX ème siècle des expressions comme « Sous-consommation », 1926, « Sur-consommation », 1955,ou « Auto-consommation » en 1955. Le mot de Consommateur, trice (1525) suivi la même évolution, passant du langage théologique courant au langage économique (1745) en commençant par désigner des habitudes nouvelles comme le nouveau « consommateur de café ». Aujourd’hui avec le développement de la revendication pour la défense des intérêts du consommateur sont apparus consumériste et consumerisme (1972).Enfin, La consommatique (1975) apparu pour désigner l’ensemble des recherches ayant trait à la consommation.
Dire des sociétés industrielles contemporaines qu’elles sont des sociétés de consommateurs n’est en fait pas suffisant, la consommation actuelle transforme l’expérience du temps d’une façon qui la distingue fondamentalement de ses formes précédentes du XVIIe au XIX e. Pour un grand nombre de consommateurs contemporains la consommation est en effet devenue non plus l’horizon du gain mais bien son moteur. Le temps n’est plus seulement présent dans la production, il l’est aussi dans la consommation qui est devenue le moteur essentiel de la société industrielle au point que l’on peut désormais parler de la consommation comme d’une discipline temporelle. Au point aussi comme l’écrit écrit Arjun Appadurai que « la consommation est la pratique quotidienne par laquelle la nostalgie et l’imagination sont tirées l’une et l’autre dans le monde de la marchandise.»Il fait aussi remarquer qu’il s’agit d’une sorte de nostalgie sans mémoire c'est-à-dire d’une nostalgie inventée, construite, imposée, voir inculquée qui est devenue centrale dans le marketing de masse. Ce qui nous importe ici c’est de retenir que la consommation est à présent la pratique sociale qui amène les individus a travailler de plus en plus leur imagination de consommateur. Cela se traduit par un réel travail de l’imagination mais essentiellement inscrit dans le temps-marchandise. Sans nous en rendre compte nous avons subit une véritable « révolution de la consommation » au point qu’elle est devenue une forme sérieuse de travail.
D’après les anthropologues le cœur de ce travail est la discipline sociale de l’imagination qui consiste à lier l’imagination au désir de nouvelles marchandises. On surf désormais sur les flux temporels ouverts du crédit à la consommation et de l’achat « dans un paysage où la nostalgie a divorcé de la mémoire » et qui implique effectivement de nouvelles formes de travail : gérer ses dettes et ses découverts,autrement dit apprendre à gérer au mieux des finances domestiques de plus en plus complexes ce qui, en contrepartie, implique d’ acquérir une connaissance des complexités toujours plus grande de la gestion de l’argent et en même temps déchiffrer les messages toujours changeants de la mode. A l’origine de ce travail, il y a quelque chose de nouveau et de contradictoire par rapport à l’étymologie même du mot travail qui vient, je le rappelle, du bas latin trepalium , instrument de torture, du latin classique tripalis, « à trois pieux »et qui du point de vue technique signifiait le dispositif servant à immobiliser les bœufs ou les chevaux pour les ferrer. Quand je pare de contradiction c’est qu’il s’agit d’accoler au mot travail celui du plaisir. Le plaisir qui, étymologiquement, a quelque chose a voir avec l’apaisement, apparaîtrait comme un principe organisateur de la consommation moderne. Il s’agit d’un plaisir évidemment construit, basé sur l’éphémère et imposé aux sujets agissant comme des consommateurs qui se trouve « dans la tension entre nostalgie (revoilà le temps) et imagination où le présent est représenté comme s’il était déjà du passé ! » Ce plaisir implique une nouvelle stratégie de la pensée domestique et consiste plutôt à produire des conditions conscientes dans lesquelles l’achat désiré peut intervenir. C’est comme cela que désormais nous sommes tous devenu des maîtresses de maison travaillant chaque jour à pratiquer les disciplines de l’achat dans un paysage où les structures temporelles sont devenues polyrythmiques. Non seulement désormais il nous faut subir mais aussi connaître les multiples rythmes du corps, des produits, des modes, des cadeaux, des styles et des taux d’intérêt, mais en plus il nous faut apprendre à intégrer ces rythmes pour les faire cohabiter .Cela demande de l’imagination, beaucoup d’imagination ce qui est un travail presque à plein temps! Ceci nous ramène également à Durkheim et à Mauss à propos de la conscience collective et du phénomène social total a la nouveauté prêt que le travail de la consommation qui s’y ajoute est un véritable travail qui est autant symbolique que social, surtout quand s’y ajoute cette notion jusque là impensable dans nos civilisations de l’éphémère.
« La consommation créée du temps,remarque Arjun Appadurai, mais la consommation moderne cherche à remplacer l’esthétique de la durée par celle de l’éphémère. Dans cette perspective l’esthétique de l’éphémère devient la contrepartie civilisante de l’accumulation flexible et le travail de l’imagination consiste à lier l’aspect éphémère des marchandises au plaisir des sens. » En 2006 je notais dans mon étude sur la rurbanité à travers la vie d’un petit village de l’Yonne que dans nos sociétés post-industrielles qui se définissent comme sociétés rationnelles la mutation post-moderne se caractérise justement par la production devenue innombrable de millions d’objets semblables et à durée très limitée. Est-ce que cette valorisation de l’éphémère ne serait pas justement la clé de la consommation moderne ? Ce qui est nouveau en effet ce n’est pas tant une nouvelle mise en esclavage (la consommation au niveau domestique a toujours impliqué une sorte si non d’esclavage au moins de dressage mental ), que « le lien systématique et généralisé de facteurs en un ensemble de pratiques qui impliquent une relation radicalement nouvelle entre vouloir, se souvenir, être et acheter. »
Voir : Arjun Appadurai, « Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation », Payot, 2001. le titre original « Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization » University of Minnesota, 2001, nous paraît beaucoup plus approprié au contenu réel de cet ouvrage qui paraît très important quant aux nouveaux regards anthropologiques portés sur nos sociétés. »
mardi 5 janvier 2010
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