dimanche 27 septembre 2009

EN ROUTE VERS LE POSTHUMAIN (suite)

SE DONNER CORPS ET BÊTE…

J’en viens au fait : intéressons nous a une journée d’un de ces joyeux cybernaute retardataire landa, dans laquelle je me permettrai quelques écarts interprétatifs plus ou moins savants, pour essayer de voir comment nous fonctionnons quotidiennement à l’intérieur de nos maisons, que dis-je, de nos chambres en cette entrée dans le XXI e siècle

Je n’irai pas chercher d’acteurs éloignés : comme beaucoup, chaque matin, lorsque je me lève je vais ouvrir ma boîte à lettre, mon « mail », là sur mon bureau, dans mon ordinateur, exactement comme si j’allais voir si j’ai du courrier dans ma boite à lettre bien réelle. L’extraordinaire de la chose est que ma machine commence par me faire des politesses : elle me souhaite la bienvenue, m’avise de la présence de mail avec sa voix electrosuave et me laisse accéder à mes nouvelles après un clic ou deux qu’il ne faut pas rater. Disons que moi et mon ordinateur faisons société, et le reste du monde avec nous. Il faut reconnaître que l’un des discours le plus mis en avant de la cyberculture est celui de l’hospitalité comme le remarque Antonio Casill dans son bel article « Le discours de l’hospitalité dans la cybercultere »(Société, N°83, 2004),discours dont les indices les plus incontestables sont les termes employés dans toutes les langues pour décrire l’activité de consultation des données stockées et transmises sur le réseau Internet , à savoir : home, visita, besuchen, community, acceuil, address, indirizzo, zugang, accés, host, hébergement , privacy, sécurité, libro de visitars , etc.
Et nous voila convié à bord, invité à pénétrer non plus dans le vide sidéral d’une Toile étrangère mais au contraire accueillit dans « un espace particulièrement colmaté, un abri, un emplacement clos qui puisse s’opposer à l’ouvert, à l’étendue dépeuplée que le voyageur traverse. Pas besoin de maison ou de murs afin de marquer la séparation entre l’extérieur et l’endroit de réception (…) Au degré zéro de l’espace accueillant, il y a une aire symboliquement circonscrite. » (Casilli) L’hospitalité ne se déroule pas dans le vide, je regarde ma page d’accueil en termes de lieu de réception selon le futur vieux précepte cybernétique : « pensez à votre futur site web comme à un cyber-foyer ! » Une maison de décoration intérieure américaine de sites web propose même un guide de conception développant l’idée qu’il faut penser son site « comme un lieu où les amis et les invités peuvent se détendre et s’amuser en votre compagnie ». Suivent quelques conseils : « il faut inviter les hôtes à rentrer, les entretenir avec des jeux et des plaisanteries, associer dans la réception des visiteurs, les membres de la famille, les subordonnés et les alliés. »

Nous voila reçu sur la Toile comme si nous y étions ! Commence alors une cérémonie du don particulière (ou a mon avis l’aspect primitif du potlatch est à réviser) le don de son propre temps, de sa propre connaissance, le don aussi de son propre disque dur et plus encore de son propre corps. Antonio Cassilli remarque que « cette socialité hospitalière présuppose un procédé de dématérialisation du corps de l’usager des nouvelles technologies, fondant une identité corporelle post-humaine. » Il n’hésite pas citer un adage en latin : : « posthumani nihil a me alienum puto », rien de ce qui touche à la posthumanité ne m’est étranger. Et nous voila, sans que l’on s’en soit rendu compte, en train d’entrer dans un posthumanisme, dans une histoire nouvelle qui « préconise la fin du rôle central de l’être humain dans l’ordre culturel actuel »(Casilli) L’articulation homme-machine intelligentes « a prolongé la notion de posthumain jusqu’à inclure les être « autres » , les étrangers et les combinaisons de l’humain/non humain » (Casilli) dans la grande famille du monde , la world familly.

Il y a quelque chose a entendre ici qui est encore de l’ordre du religieux :
« L’hospitalité cyber s’oppose décidemment à l’hospitalité chrétienne basée sur l’instance supérieure de l’union de tous les hommes en dieu. Les voyageurs hébergés dans les nœuds du réseau Internet ne sont pas des frères, ils sont des xenoï , des étrangers. Ils ne sont pas non plus des pèlerins se rendant à un endroit précis, ils sont assimilés aux nomades errants dans un territoire indéfinissable et incartographiable parce que fluide et toujours en mutation. L’hôte-confrére chrétien ajoute Casilli, est à l’hôte étranger cybernaute comme le touriste est à l’égaré. ». La « real Life » serait suspendue le temps du voyage dans le cyberespace et avec lui le corps, ce corps bien réel qui s’est assis sur une chaise et qu’on se met à oublier, rivé à un écran luminescent. “Les voyageurs des autoroutes virtuelles ont au moins un corps de trop, celui aujourd’hui considérablement sédentaire, le corps à base carbonique devant le clavier, souffrant la faim, la corpulence, la maladie, le vieillissement et finalement la mort. L’autre corps, un fac-similé à base de silice branchée dans le domaine immatériel des données et des superpouvoirs, même si virtuellement, il est immortel –ou plutôt le corps choisi, une incarnation virtuelle « disjointe » du corps physique, est un logiciel capable de faire face à d’infinies morts » Cette dichotomie entre le vieux corps obstinément voué à vivre dans une « réalité » déficitaire et un nouveau corps régénéré par les technologies dans un habitat virtuel est au centre de la relation animale –hommes – espaces comme le notent Corinne C Boujot et Antonio Casilli dans « Interfaces bestiales : rôle et place des animaux dans l’imaginaire des mondes virtuels »,( Espaces et Sociétés, n°110-11, 2002, L’Harmattan) . « La réalité virtuelle permet à nos propres notions d’esprit et de « corps spirituel » de s’accroître jusqu’au niveau que nous avons rejoint dans le développement de notre concept de corps physique, au cours de plusieurs milliers d’années dans le cadre de notre civilisation actuelle (…) dans les mondes virtuels, vous pouvez vous changer en langoustine , en tarentule, en gazelle et apprendre à contrôler ce nouveau corps. » ( Boujot-Casilli)
Le fantasme de technologies informationnelles toutes puissantes permet sans grande difficulté le passage à un nouvel imaginaire de la corporéité tant l’anxiété sur les perditions possibles du corps se dissout devant la promesse d’une santé parfaite. Une santé aussi virtuelle que vertueuse puisque le corps nouveau se veut dépourvu de vices, voué à un culte du bien technologique, annonciateur d’une ère fraternelle qui s’opposera à la souffrance constitutive du monde ( (Boujout Casilli) Plus de compromis avec la réelle chaire , fini l’ancien modèle corporel. Dans un espace « au-delà » des problèmes d’un monde trouble, il s’agit d’un corps régénéré réhabité et réinstallé dans une autre topographie que la seule alors connue. Je parle ici de la terre, de la topographie terrestre qui va rejoindre et se confondre dans la vision qu’on s’en fait désormais avec l’infosphére qui enveloppe la planète. On parle d’ailleurs de ce phénomène dans les théories de l’ « embodiment » (incarnation et incorporation) ; ces théories affirment que ce dont notre corps ne peut faire l’expérience est appréhendé à travers des analogies et des métaphores qui constituent le seul moyen de donner sens à des concepts sans réalité tangible, virtuels ! Ce sont sur ces catégories familières que se greffent les modes de pensée nouveaux issus de la Toile.

N’oublions pas qu’Internet n’offre que des moyens nouveaux pour atteindre des buts qui ne le sont pas : trouver (moteur de recherche) , communiquer ( mails, , recherches de services et ,par les « liens », se déplacer et répondre ou transmettre de l’information ! il est intéressant de noter que la notion d’original , du document unique, de la chose matérielle qui longtemps persista, avec les ordinateurs se dissout dans la profusion du même possible. Sur la fin de l’authentique, Internet en rajoute en contribuant à une dématérialisation progressive d’objet de possession ; L’objet de possession s’est dématérialisé jusqu’à n’être plus qu’une simple adresse accessible à tout moment.
Derrière (ou dedans) mon écran, les distances se dissolvent, les lieux se métamorphosent et les actions changent de nature. Internet, en effet, change la conception de la distance et le rapport au temps. L’éloignement physique perd toute pertinence et l’instantanéité devient la règle : les adresses postales sur la Toile rendent leurs détenteurs immédiatement accessibles et les mettent à égale distance, tous et toutes à portée de courriel : réserver une chambre d’hôtel, passer une commande, consulter la météo, une notice, son horoscope ou les nouvelles du jour, écrire à Chichery ou à New York, tout peut se faire de chez soi. Désormais on est à côté de tous et à portée de tout au point que le « où » et le « quand » se rapprochent.

La Toile conduit également à dissocier matérialité et possibilité d’action qui semblait consubstantielle, inséparables .Les objets immatériels deviennent des supports d’action au même titre que les objets matériels dans l’environnement quotidien. On peut désormais remplir son caddie dans une épicerie virtuelle et recevoir chez soi ses courses, choisir et essayer des lunettes de vue, visiter des monuments, des villages, aimer, etc. Bref on peut tout faire, tout avoir, tout connaître (croit-on). C’est le « tout faire » qui ici m’intéresse , cette drôle de présence-absence qui nous fait exister autrement dans nos relations.

L’être humain est désormais équipé de prothèses cybernétiques, bien différentes des fourchettes, des cuillères ou d’une voiture ; ce sont des prothèses qui lui sont données au même titre que ses autres membres. Durant la fraction temporelle de son existence, infime à l’échelle de l’évolution humaine, la prothèse Internet est pensée par analogie au monde sensible. Mais constituer sans cesse de nouvelles sources d’ analogie peut à son tour devenir source et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ne puisse plus se passer du virtuel. Difficile après ça de savoir qui du
virtuel ou du matériel est le plus réel ?
DERRIERE TARZAN IL Y A BURROUGHS ,L’AMERIQUE ET LE COLONIALISME

Les aventures de Tarzan n’ont jamais été bien vues dans les écoles ni considérées par l’Académie comme de la littérature, à l’exacte inverse de celles de Mowgli du Livre de la jungle de Kipling (1865-1936), auteur qui obtint le prix Nobel de Littérature en 1907 et fut à l’origine d’un engouement pour l’histoire particulière de cet enfant sauvage. Mowgli fit en effet réfléchir les « civilisés » sur le thème : existe-t-il des « humains différents » dont on ignorerait l’existence, survivants dissimulés d’un stade archaïque ou anticipation d’un lointain futur ? Le nom même d’Edgar Rice Burroughs (1875-1950), en dehors d’un cercle restreint d’amateurs de science-fiction, est assez peu connu. Par contre, celui de Tarzan résonne toujours tout autour de la planète grâce à la production multimédia contemporaine. Cela n’empêcha pas Burroughs de vendre de son vivant plus de trente millions d’ouvrages publiés dans une trentaine de langues.
À l’âge de trente-six ans, l’écrivain chercha le moyen de devenir un auteur à succès. En 1911, il entama des recherches à la Chicago Public Library pour s’ouvrir de nouveaux horizons. Il découvrit In Darkest Africa de Henry Morton Stanley (1841-1904). Bien entendu The Jungle Book, 1894, de Rudyard Kipling, il lut aussi Jack London The Call of the Wild et The Sea Wolf, le premier racontant l’histoire d’un chien « civilisé » retournant à l’état sauvage, le second narrant l’aventure d’un homme sophistiqué forcé à s’adapter à la vie primitive. Il s’enticha d’un article du grand anthropologue anglais E. Burnett Tylor intitulé « Wild Men and Beast Children », 1863 et de Childhood of Fiction de J. A. MacCulloch, 1905. Il a surtout été marqué par l’histoire de Romulus et Remus et le récit de « Dan, the Monkey Man », un jeune homme qui racontait qu’il avait été adopté par un groupe de grands Singes quelque part sur la côte africaine. Enfin, comme l’éditeur Robert Hobart Davis lui proposait sept cents dollars pour qu’il écrive des nouvelles dans son magazine, Burroughs imagina :« Un enfant d’une race solide, marqué par un caractère héréditaire plein de finesse et de noblesse […], transféré dans un environnement le plus diamétralement opposé à son milieu d’origine que j’ai pu imaginer. » Nous étions en 1912, il venait d’inventer Tarzan of the Apes qui parut à Chicago chez A. C. McClurg & Company en 1914. Ses aventures coururent sur vingt-six volumes jusqu’en 1940.
L’histoire de Tarzan est donc née de l’imagination fertile de l’Américain Edgar Rice
Burroughs et du contexte historique dans lequel il la plaça ainsi que de l’époque à
laquelle il l’écrivit depuis les Etats-Unis.

Culotte, colonialisme et cannibalisme
Burrougs aprés avoir décrit l'enfance de Tarzan parmi les anthropoïdes ajoute qu'« Au fond de son petit cœur d’Anglais montait également le profond désir de couvrir sa nudité de VÊTEMENTS, car il avait appris dans ses livres d’images que tous les HOMMES en portaient, alors que les SINGES et tous les autres êtres vivants allaient nus. Donc les VÊTEMENTS devaient sans doute être un signe de grandeur, l’insigne de la supériorité de l’HOMME sur tous les autres animaux […]
Il pensait que s’il voulait devenir HOMME il fallait qu’il respecte les préceptes de ce manuel d’apprentissage qu’il étudiait si assidûment puisqu’il ne pouvait exister d’autre motif pour se couvrir de choses aussi hideuses. »
C’est à la suite d’un orage, dans le froid et l’inconfort d’une pluie battante qui glisse mieux sur des poils que sur la peau nue de Tarzan, dont il était inconsciemment fier, écrit Burroughs, « car elle prouvait son appartenance à une race puissante ». Il n’empêche que depuis son enfance, « il était constamment partagé entre le désir de rester nu, pour que tous voient la preuve de ses origines, et celui de se conformer aux usages de sa race et de revêtir ces ornements hideux et malcommodes ».
Or, cette nuit-là « dans la tête de Tarzan, une étincelle venait de jaillir : il avait compris le pourquoi des VÊTEMENTS, comme il aurait été protégé du froid et de la pluie dans la peau chaude de Sabor ! » Du même coup, il découvre ce qu’est peut-être le climat continental tempéré de ces pays éloignés qu’il a vu dans les livres et la raison réelle du besoin de vêtements pour les hommes y habitant Son obsession de se vêtir ou plutôt de revêtir une autre peau n’est pas nouvelle, Il pensa même se faire une cape royale de la peau de la lionne Sabor qu’il avait tué. Mais il dut y renoncer car « Tarzan ne connaissait rien au tannage, cela va sans dire » et la dépouille ne put servir à habiller le roi des animaux, ni l’homme en devenir.
C’est finalement une autre proie qui va lui fournir son premier vêtement, du prêt-à-porter qu’il n’aura pas besoin de tailler mais juste d’enfiler. Il s’agit d’un bipède dont il a appris à dessiner le nom HOMME, « à la peau glabre », foncée et portant un arc. Dans l’histoire, il s’agit de Kalonga, fils du roi Mbonga, grand chasseur et assassin de Kala, la mére adoptive de Tarzan. En le pistant, Tarzan découvre pour la première fois dans la forêt des empreintes de pieds nus qui ne sont pas les siennes et, d’une certaine façon, se met sur ses propres traces.
Enfin, il aperçoit « l’étrange créature [...] Il lui ressemblait tellement [...] et pourtant ses traits et sa couleur étaient différents ! » De plus il ne ressemble pas aux images qu’il a vues dans ses livres. « Tarzan ne reconnut pas tant le NOIR que l’ARCHER de ses livres d’images.
A est un Archer...C’était merveilleux ! »
La découverte d’un autre soi-même l’enthousiasme au point que, oubliant un temps sa vengeance contre l’assassin de sa mère adoptive, il observe son premier semblable avec passion. Avec lui, il découvre la domestication du feu et la première « espèce cuisinière » doublée de l’idée sans doute réservée aux humains de profusion ou de gâchis puisque, « son estomac bien rempli, [...] il abandonna le reste sur le sol. » Tarzan se sent moins bête que lui, descend de son arbre et en animal consciencieux et prévoyant : « Il dévora sa viande crue et enfouit les restes de Horta (le sanglier) sous le sol pour les retrouver à son retour. »
Ce n’est que plus tard que Tarzan le capture au lasso. En chasseur consciencieux « Tarzan acheva silencieusement sa victime. Puis il la dépouilla de ses armes et de ses ornements et, oh joie ! d’une magnifique culotte de daim qu’il enfila immédiatement. »
Tarzan « culotté » et, de ce fait, encore un peu plus homme, s’enhardit :
« Jetant le corps sur son épaule, il se dirigea lentement vers le village... »
Il s’agit bien de « corps » et non de « proie ». Sa victime déculottée va passer au statut de « cadavre » humain et jouer son rôle à part entière dans la dernière frasque de Tarzan pour « terroriser les Noirs ». Content de son astuce et quelque peu grisé par la possession d’un vêtement, Tarzan pense « comme il aurait aimé retourner dans sa tribu et se pavaner sous les regards envieux des singes ». Il n’empêche que : « Maintenant il était vraiment habillé comme doit l’être un homme, et personne ne pouvait plus douter de sa haute naissance. »
L’histoire est pourtant plus complexe que cela. L’homme qu’il a tué et dépouillé de sa culotte appartient à une humanité coloniale et chrétienne. Cette culotte est empruntée à un Africain rhabillé par la colonisation et la chrétienté au nom de la civilisation et de la pudeur, quoi qu’il semble qu’il s’agisse plutôt ici d’un pagne traditionnel en daim et non de coton. Qu’importe, la culotte de ce Noir appartenait, précise Burroughs, a un groupe de plusieurs centaines de réfugiés ou plutôt de résistants a l’oppression coloniale. « La genèse de leur fuite commençait le jour où, excédés d’avoir à fournir toujours plus de caoutchouc et d’ivoire à l’oppresseur blanc, ils s’étaient soulevés et avaient massacré un officier européen [Crime de lèse majesté !] et le détachement de troupes indigènes qu’il commandait [Crime plus pardonnable et secondaire]. »
Le contexte colonial des « Tarzan » comme dans toute l’œuvre de Burroughs n’est pas négligeable et, d’une certaine façon sa dénonciation, retenue mais présente, par un Américain moderne plus au fait de l’impérialisme que du colonialisme, est très intéressante. Elle nous permet de cerner un peu mieux cette Afrique fantasmée où se déplace notre héros. Si ce n’est pas exactement le Congo belge, les allusions qui y sont faites sont peut-être là pour faire resurgir l’aspect tragique de ce colonialisme imbécile. Depuis 1900, le partage du monde est à peu près achevé. Dans l’Afrique tropicale où les grandes puissances s’efforcent d’établir leurs « droits » par des traités conclus et non tenus avec des chefs et des souverains locaux, où le roi des Belges a passé des accords secrets avec Stanley pour qu’il lui taille une colonie privée, où la conférence de Berlin (1884-1885) a posé les règles générales présidant au partage des territoires encore disponibles en Afrique et la poudre aux yeux qui va avec, tout est possible. Les prétextes « humanitaires » et paternalistes, alors hautement déclarés, comme l’interdiction de l’esclavage, la répression de la traite, des mesures contre le trafic des armes et de l’alcool, etc., ne tinrent pas. Les Africains sont donc réduits de fait à un esclavage généralisé, soumis à des exactions pire que celles auxquelles donnait lieu l’esclavage traditionnel ; leurs droits et leurs États se trouvent supprimés et les autochtones réduits à n’être plus que des « sujets » coloniaux d’une métropole européenne. Pour revenir à Tarzan, ou plus précisément à ERB, on peut imaginer que ces centaines d’Africains fuyant « l’oppresseur blanc » dont il parle, poursuivis par une colonne de militaires, essayaient d’échapper aux effets désastreux de la politique de décrets de Léopold II, dont un qui décide que les terres « vacantes » appartiennent à l’État. Il en est de même pour les terrains de chasse, de culture non occupés (ce qui est la majorité des terres de culture en Afrique ou le système agricole prévoit de longues périodes où les terres sont laissées en repos), sont déclarés « propriété de l’État ». Décret suivit d’autres décrets comme celui du 21 septembre 1891 qui réserve à l’État le « produit » des terres domaniales, surtout des ivoires et du caoutchouc. Ce à quoi il faut ajouter l’institution légale du « travail forcé », de l’esclavage patriarcal africain, des « camps d’otages » où sont enfermés et affamés femmes et enfants, de la chasse à l’homme en brousse, des mains coupées aux fugitifs, bref de tout ce que produisit cette atroce période du « caoutchouc rouge » dont furent victimes des milliers, sinon des millions d’Africains[1]. Colonie et coloniaux que n’hésite pas à mettre en scène Burroughs avec ses méchants trafiquants, ses militaires endimanchés et ses savants faussement éthérés, comme le professeur Porter, père de Jane, venu expertiser les richesses de l’endroit.
Quant à la résistance très honorable de ces Africains venu se cacher dans la forêt, elle est, dans le roman, immédiatement annulée par le fait qu’après leurs crimes « ils s’étaient gavés de viande humaine ».
Cette accusation de cannibalisme nous oblige à dire un mot des tentatives de l’homme-singe de « jouer les sauvages »… Nous en étions à ce moment où, à la lisière de la forêt, il attrapa au lasso l’ARCHER. Sans doute l’étrangla-t-il car il semble que lorsqu’il le « poignarda droit au coeur », il était déjà mort mais par ce geste, sa mère « Kala était vengée ». Sans plus de manières, « Tarzan avait faim [...] C’était son gibier que la loi de la jungle lui permettait de manger ». Mais Burroughs rassure le lecteur, il ne peut s’agir ici de cannibalisme pour « cet homme singe au corps et au cœur de gentilhomme anglais et à l’éducation de fauve ». Preuve en est que « jamais la pensée de dévorer Tublat ne l’avait effleuré ». L’auteur anticipe la réaction que va avoir Tarzan en posant une question faussement naïve : « Est-ce que les hommes mangeaient les hommes ? Hélas, il ne le savait pas. » La réponse fut plus forte que toute morale ou raison : « [...] Il s’apprêta à se tailler des morceaux de la chair de Kalonga. Mais une soudaine nausée le prit. Il ne comprenait plus. » Quant à notre réponse : oui, il est souvent arrivé que des hommes mangent des hommes et cela n’a pas grand-chose à voir avec les de Burroughs .

L’héritage sociobiologique
Pour l’écrivain, à défaut d’informations précises sur le cannibalisme tout en voulant se convaincre de l’impossible de la chose, le malaise de son héros est lié avant tout à une histoire de « race » autant que de science et de classe. Tarzan, fils de Lord Greystoke aurait par sa naissance hérité de cette noblesse d’âme, de corps et de sang ineffaçable et inégalable. Ce serait le fruit d’« un instinct héréditaire, transmis de génération en génération depuis des siècles, [qui] prenait le pas sur son esprit inculte et l’empêchait de transgresser une vieille loi universelle, dont il ignorait l’existence. » On sait que Burroughs fit beaucoup de recherches à la Chicago Public Library, lut Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), peut-être : Discours sur l’origine des fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, l’Introduction à la science sociale, 1877, d’Herbert Spencer (1820-1903), l’Évolution et l’origine des espèces, 1893, de Thomas Henry Huxley (1893-1943) ; il lut également Le Déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, 1918-1922, livre mondialement connu du philosophe allemand Oswald Spengler (1888-1936), et il étudia bien entendu L’Origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882). Cet ouvrage dont le titre original The Origin of Species by Means of natural Selection or the Preservation of favoured Races in struggle for Life, 1859, nous ramène plus directement à l’histoire de Tarzan.
Au milieu du xixe siècle, l’idée d’hérédité, après avoir été longtemps une notion proprement juridique (il s’agissait de la transmission des biens matériels au sein d’un lignage) a trouvé une application dans les sciences naturelles. Elle est entrée dans le domaine anatomo-physiologique et a commencé à désigner la transmission des caractères physiques par la génération.
Dans ces nouveaux travaux sur l’hérédité, deux noms émergent, celui de Charles Darwin et de Gérard Mendel ; le premier travaille sur le règne animal, le second sur le règne végétal, mais tout deux travaillent sur la domination contraignante des mécanismes héréditaires. Précisons qu’aucun d’entre eux ne se sera attaché à décrire les mécanismes de l’hérédité chez l’homme ! Or Darwin est couramment considère comme ayant travaillé sur l’homme à cause de son ouvrage The Descent of Man, infidèlement traduit par la « descendance »alors qu’il s’agit de son « ascendance », où Darwin parle des Grands Singes, de l’évolution, de la morale et de la religion, mais qui n’a pas l’importance théorique de L’Origine des espèces. Quoi qu’il en soit, Darwin occupe dans les sciences du xixe siècle une place centrale et des plus symbolique. Il est l’image d’une étape ambiguë de l’histoire des sciences modernes. Beaucoup ont cru que son raisonnement portait sur l’animal humain ou l’animal non humain, or le seul animal sur lequel il travailla réellement fut le pigeon.
C’est dans le contexte de cette époque, entre 1911 et 1940, que Burroughs écrivit ses Tarzan. Les idées eugéniques gagnaient en force aux États-Unis avec une connotation d’objectivité scientifique. Beaucoup avaient foi dans le déterminisme biologique jusqu’à le considérer comme un instrument important du progrès social et de sa réforme, dans le sens de l’ordre, qu’ils n’hésitaient pas à associer à la morale des vainqueurs. Il faudrait citer aussi ce personnage peu recommandable qu’est Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), l’auteur de l’Essai sur les inégalités des races humaines de 1855. Il avait accusé Darwin de l’avoir pillé, mais ce dernier n’a jamais reconnu comme source d’inspiration que les travaux de Malthus. Il est vrai que ces deux philosophes sociaux, Darwin, grand bourgeois anglais et Gobineau, de noble lignée , avaient de la société une vision extrêmement proche ; vision que Burroughs aussi partageait. Son éducation faite dans les valeurs strictement victoriennes d’un père tatillon sur l’ordre et la ponctualité dans sa maisonnée ne peut pas l’avoir laissé insensible à ces vues scientifiques et joua certainement dans l’invention de certains de ses personnages notamment celui de Lord Greystoke, géniteur de Tarzan.
Cette morale « si naturelle » de supériorité, l’éloge de la force, du chef, la création de la raciologie et des échelles raciales alors considérées comme une catégorie scientifique, firent des adeptes dans le monde entier, dont Burroughs . John Taliaferro[4], son biographe, montre que l’intérêt de Burroughs pour l’eugénisme continua de grandir, même quand il devint l’objet de controverse sérieuse dans la communauté scientifique. Son attachement à ce topique était tel que ERB prit position dans une colonne du Los Angeles Examiner contre cette nouvelle « morale imbécile… » et qu’il écrivit un essai, jamais publié, intitulé I See a New Race ou il livrait « sa propre solution finale au problème du monde ».
Ce qu’on a appelé le « social-darwinisme » au début du xxe siècle, qui est l’application aux rapports humains d’un schéma discerné par Darwin dans l’analyse des traits morphologiques du vivant, va jouer un rôle déterminant, en effet, dans le monde intellectuel de la période hégémonique de l’Occident. La liaison profonde entre le courant social-darwiniste du début du xxe siècle et les présupposés idéologiques du nazisme a été largement montrée et est aujourd’hui une évidence. Moins bien perçu (et connu) est la sociobiologie contemporaine qui introduit ouvertement l’homme dans la problématique de la force, de l’agression et de la survie, une idéologie qui revient et qui séduit tant le discours libéral…
On ne peut nier que les Tarzan participèrent très largement à diffuser cette idéologie raciste et à renforcer les stéréotypes. On écrivit même que Tarzan permis à l’Amérique de « réassurer la suprématie de l’homme blanc sur SES femmes et sur SES Noirs ». Au racisme qu’il servit si bien, on lui reproche en plus le sexisme, l’aventurisme et l’ultra-individualisme ; toutes vertus que supporte et entretient la mégamachine médiatique qui s’est mise en place dès sa conception. Ce « héros anglo-mâle » joua toujours sur la dimension négative des sociétés non-blanches où « les Noirs sont de façon générale superstitieux, les Arabes, rapaces et les femmes à soumettre".

jeudi 21 mai 2009

cybernétique: du marketing au prosélytisme



EN ROUTE VERS LE POSTHUMAIN


Cybernétique, du marketing au prosélytisme

A nouvelles technologies, nouveaux usages. Le développement récent des TIC- Techniques de l’Information et de la Communication- dés le début des années 1980 , années où l’on a surtout commencé à étudier la formation des usages des premiers outils , à permis de se rende compte d’une chose importante, à savoir que les outils ne suivaient pas les prescriptions des
« offreurs » ( nouveau terme pour dire « marchands ») et surtout que les usages réels de ces outils proposés étaient loin de correspondre à ce qu’on imaginait ; a ce que peut-être les « concepteurs purs » , les inventeurs, avaient imaginés. Ce qu’il faut retenir de cette période est le fait que les producteurs de ces outils ont, au début, été assez désorientés par les réactions imprévues des nouveaux consommateurs. C’est la raison pour laquelle ils se sont très vite tournés vers les spécialistes du marketing afin d’essayer de comprendre comment réagissaient les usagers et surtout comment s’installaient les usages de ce que l’on a commencé à appeler les « produits communicationnels ». Ils ont pour cela fait appel à des chercheurs qui devaient regarder comment s’opérait le processus d’insertion des TIC dans la société, une société qui devint alors de plus en plus au centre des préoccupations des chercheurs.
L’industrie de la communication a commencé à analyser comment l’on pouvait passer de l’
« innovateur » aux « adopteurs », plus particulièrement aux « adopteurs précoces » . Je passe ici sur les modèles d’étude de diffusion (information, persuasion, décision, application et confirmation) auxquels correspondent des « groupes d’acteurs » dans lesquels, par ordre, on retrouvera les adopteurs précoces, la majorité précoce, la majorité tardive et les retardataires dont je suis … Ainsi donc, grâce aux « innovateurs -traducteurs » la recherche scientifique est sortie des laboratoires pour entrer dans nos bureaux.
Je pense ici à Norbert Wiener , qui des 1947 inventait la cybernétique , dont on a une idée assez compléte dans son passionnant ouvrage « Cybernetics or control and communication in the Animal and the Machine » publié en 1947 et aux hyppies de Berkeley qui dans les années 1970 voyaient dans le micro-ordinateur la possibilité d’un raccourci du travail pour pouvoir paresser plus longtemps c'est-à-dire vivre pleinement sa vie… Ces choses là existent bel et bien mais leur utilisation ne s’est pas cantonné à ce qu’on avait imaginé, hélas. Dés les premiers temps de la bureautique, ce moment où on a commencé à s’équiper de systèmes d’information qu’on nous a présenté comme des nouveautés d’ailleurs purement techniques, « on » s’est rendu compte que la productivité pouvait augmenter et avec elle la charge de travail – En les utilisant nous remplissions des tâches nouvelles sans le savoir, cela progressivement et a notre dépens.

L’introduction de nouveaux TIC, le prestige et le pouvoir que cela procurait aux quelques utilisateurs avertis entraîna très vite une stratégie de recomposition socio-organisationnelle du travail. Aux TIC allaient bientôt s’adjoindre le stress et ses TOCs , nouveaux maux du siècle commençant. Bien entendu les « retardataires » traînaient des pieds, mais pendant ce temps l’industrialisation de l’information et de la culture avançaient avec le développement exponentiel d’une production industrielle et internationalisée telle que nous la connaissons aujourd’hui. Des industries triples et solidaires alliant une industrie du contenu, des industries de matériels et de logiciels et une industrie des réseaux qu’on appelle aussi les opérateurs de télécommunications, s’imposèrent en masse sur le marché. Je laisse de côté le marigot où les multinationales se sont amusées et s’amusent encore au jeu des fusions et autres confusions dont on peu voir les résultats aujourd’hui .Bref cette prise de pouvoir dans notre vie professionnelle et privée des TIC nous a lentement fait rentrer dans une nouvelle espace et une nouvelle temporalité annoncée : le cyberespace ; un espace inventé qui nous ouvre l’accès au service universel et à la connaissance à travers mille bouquets numériques qui devant nos yeux s’épanouissent.

Le cyberespace est un bien un espace autre, quelque chose qui se propose de substituer l’espace prédonné par un espace de données , ainsi que de virtualiser et d’idéaliser l’étendue terrestre comme le remarque très justement Antonio Casilli dans son article « Posthumani nihil a me alienum puto », Le discours de l’hospitalité dans la cyberculture » ( Revue Sociétés, n° 83, 2004/ 1) . Norbert Wiener l’avait annoncé dans « cybernétique et société », ( éditions des Deux Rives », 1949, p 149) . Il y notait, « certes il nous faudra modifier maints détails de notre façon de vivre lorsque nous entrerons en rapport avec les machines nouvelles. » En effet le voyageur du cyberespace est un voyageur qui se déplace sur un territoire fluide dans un but précis: celui de collecter de l’information et peut-être même , c’est en tout cas ce qui lui est promis et c’est pour cela qu’il est là assis devant sa Toile, d’augmenter ses connaissances . On notera que la cyberculture a engendrée elle aussi, un certain nombre de symptômes linguistiques et de mots nouveaux liés à la navigation. Qu’est-ce qu’un cyber-naute si non un navigateur , mais un navigateur d’un type nouveau , sachant , comme l’a écrit Wiener que « les organes du gouvernail d’un navire sont en fait une des formes les plus précoces et les mieux développées des mécanismes d’action en retour . » (Wiener , 1949, p 286)

Le cybernaute est un navigateur pressé, il va vite, très vite parce qu’il faut aller vite et sans appuie, sans coquille lourde comme un bateau appareillé, il va même se transformer en « surfeur » dans ces méandres inattendus de la masse de données. Savoir naviguer sur la Toile, c’est savoir où chercher et comment repérer une ou des informations et très vite développer des « cartographies cognitives » du territoire fluide de connaissance, jusqu'à devenir un véritable expert en ses lubies passagères. Le cybernaute se fait aussi nomade de la frontière numérique. Dans ce nouveau ciel entoilé on lui assure qu’il va rejoindre une communauté virtuelle et peut-être même adhérer avec elle au « culte Internet ». IL s’agit d’une métaphore bien évidemment mais aussi, comme le remarque Philippe Breton dans « Le culte d’Internet, une menace pour le lien social ?( La découverte , Paris, 2000), de liens forts avec une machine associée à des pratiques très particulières et a ce qu’elle ouvre dans la vie. Philippe Quéau dans « La planète des esprits » ( Odile Jacob, 200O), parle même d’un nouveau Luther. A propos de ces nouveaux religieux de la Toile on a l’exemple caricatural mais loin d’être isolé de ces internautes qui se mettent à vivre au su et au vu de tous en installant chez eux des caméras . Ceci est a lire comme un bel exemple de luthéranisme en effet. Ils veulent dire : nous n’avons rien à cacher, nous avons même une attitude morale, la preuve : la camera montre tout ce que nous faisons. Je parle de Luther, mais n’oublions pas Teilhard de Chardin, ce jésuite qui inventa la notion de noosphére , notion qui est aux idées ce que la biosphère est à la vie. Selon lui, ce sont les nouvelles technologies de communication qui permettront à l’avenir de franchir une nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité. Des nouvelles technologies qui devraient nous soulager, nous permettrent de détacher les esprits de la matérialité et de les « collectiviser ». Ces thèmes de la société de la communication et de la noosphére n’ont cessé de gagner en influence au sein de la société, ceci pour une bonne raison, c’est que dans une société marquée par la crise du lien social, la promesse de plus de communication et de convivialité ne peut recevoir qu’un écho favorable. J’ajouterai que depuis la fondation de la cybernétique, on trouve que l’idée de communication est une valeur positive, que développée elle peut permettre de lutter contre le désordre et l’entropie tels que les générations de la seconde guerre mondiale qui pour Wiener n’incarnait pas autre chose que « le mal et le diable… » . C’est donc bien le futur des années 1940 qui nous est aujourd’hui proposé avec Internet. En tout cas le cybernaut contemporain, sa religion et son prosélytisme technophile, largement alimenté par les marchands, nous assure qu’Internet transforme notre existence. Et effectivement Internet a complètement chamboulé notre existence au point qu’il nous faut reconnaître que le virtuel a pris le pouvoir sur notre quotidien.
(à suivre)

vendredi 27 mars 2009

Pour une écologie politique : l'oeuvre de Serge Moscovici

Serge Moscovici constate que lorsqu’on établit un rapport à la nature, on le choisit.
Partant de là, il montre que le principe de l’histoire humaine de la nature joue et continue de jouer un rôle moteur qui se manifeste directement dans l’histoire sociale et qu’on ne peut envisager l’organisation d’une société indépendamment de l’organisation des individus .Lorsqu’on fait sa culture, sa société, on organise en même temps son rapport au reste du monde, relève-t-il, insistant pour dire que toute notre connaissance n’est pas extérieure à nous, à notre nature et à la nature, que ce que nous faisons et ce dont nous parlons, c’est le rapport dans lequel nous nous trouvons dans un certain lieu et à un certain moment dans la nature.
L’objectif n’est pas de mettre la nature à la place de la société ni même de « naturaliser » notre civilisation, mais d’élargir l’horizon de notre vie et de notre monde, de retrouver les deux foyers de l’humanité que sont la société et la nature. Il s’agit de libérer la nature comme coupe-feu à cette obsession des temps modernes qui depuis le XIXe siècle cherche à désenchanter la nature, à l’isoler, à faire comme si nous n’avions pas grand-chose de commun avec elle.
Pour Moscovici la véritable place des mouvement naturalistes ne se trouve ni du seul côté de la nature, ni du seul côté de la société, mais dans la transformation d’une pensée et d’un mode de vie où nature et société sont mises sur le même plan ; Il s’agit d’inventer une culture nouvelle qui soit adéquate à l’humanité, qui tienne compte de l’obligation et nécessaire équilibre nature et société. Il se propose d’adapter les hommes à la nature par le biais de la création de la nature, nature qui ne se modèle pas sur celle qui existe, mais sur celle que nous faisons exister par la recherche de « plus de vie ». Ce mouvement se propose de réenraciner les savoirs dans une autre forme de vie et d’accompagner cette « nature cybernétique » annoncée dans les années 1970 qui est désormais nôtre, afin, selon ses termes, de « réoccuper la société » en la rapprochant de nous et en prenant en compte la question naturelle. Il y voit la conviction « qu’il nous faut modifier notre pensée de l’intérieur en secouant les habitudes de rationalité invétérées, transformer la forme des idées dans les sciences, les techniques, le sens commun, les arts, supprimer la censure de nos élans et de nos existences et regarder autrement notre existence sur cette terre à long terme (…) Oser être, nous situer et espérer en la plénitude d’un homme-homme.»( Métailié,2002, p.82)
Il estime qu’aujourd’hui il faut stimuler la pensée pour approfondir l’inspiration originale de l’écologie, que la création d’une nouvelle forme de vie doit assurer une plus grande liberté dans la saisie de nos relations à la nature et à son histoire. Il pense que réenchanter le monde reste une pratique de la nature et que son moyen consiste à expérimenter de nouveaux modes pour faire exister une nouvelle forme de vie. Il nous invite à un élargissement d’une conscience écologique et politique, avec en perspective forte et fondamentale que l’écologie, en opérant une révolution de la science et des consciences, s’imposera comme une culture véritable, qu’il n’y a aucun doute que la nature fait nécessairement partie de toute culture à venir et que « la question naturelle » est la question politique du XXI e.
Le « naturalisme subversif » de Moscovici a eut une influence importante auprès d’un certain nombre d’intellectuels. Je pense à Prigogine, prix Nobel de physique, et Isabelle Stengers qui dans « La nouvelle alliance » considérèrent l’importance de ses propositions de réintroduire la science dans la nature et de prendre en compte cette « nouvelle nature » que les hommes engendrent sans cesse. Habermas qui, réfléchissant a l’ « Après Marx » trouva lui aussi chez Moscovici de quoi réfléchir autour de l’histoire humaine dans la nature, notamment pour ce qui concerne une nouvelle perspective dans l’analyse des forces productives qui infléchissent l’ histoire. La liste est longue des penseurs qui trouvèrent dans son œuvre de quoi ressourcer leur pensée comme son contemporain et ami Edgar Morin qui dans « Le paradigme perdu : la nature humaine », s’en inspira pour dénoncer la pensée contre-nature.

Pour connaître l’œuvre anthropo-écologiste de Serge Moscovci voir :
MOSCOVICI (S), Essai sur l’histoire humaine de la nature , Paris, Flammarion, 1968, ,
MOSCOVICI (S), La Société contre nature , Paris, UGE, 1972/ Point 2000) ,
MOSCOVICI (S), Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris,UGE, 1974 MOSCOVICI (S), De la nature, pour penser l’écologie, préface de Pascal Dibie, Paris, Métailié , 2002
MOSCOVICI (S) , DIBIE (P), Réenchanter la nature , La Tour d’Aigles, Aube 2002
DIBIE (P), « une sauvage anthropologie de la modernité », in mélanges offerts en l’honneur de Serge Moscovici Penser la vie, le social, la nature, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001
DIBIE (P), « Serge Moscovici et la question naturelle » in Le journal des psychologues, Hors série Moscovici, novembre 2003
DIBIE (P), « Serge Moscovici », in Dictionnaire des intellectuels français sous la direction de J. Julliard et M.Winock, Paris, Le Seuil, 1996
DIBIE (P), Film : Serge Moscovici I- Itinéraire intellectuel, II- La question naturelle,
2X 52’,Paris, Laboratoire d’Anthropologie Visuelle du Monde Contemporain-URMIS/ Métis Film, 2008

Eloge de la bouteille (pour s'amuser)

La tenir fermement de la main droite par son col élancé, Ah l’ampulla, avec la gauche remonter lentement vers sa panse bombée et lisse jusqu'à son cul bien plat .C’est qu’elle sait se tenir droite la transparente ; qu’elle nous allèche, joue des épaules, nous apitoie avec son beau liquide tiré directement de la lie. Et j’y mets mes lèvres, je l’enrobe, je la tète la bourrache, la ferrière, la guedoufle, la semaise, la chartreuse, la bourgogne et je ne suis pas verrier. A trois, rendez-vous compte, ils en soufflaient six cents ; six cents ventrues qui allaient tendre leurs cous aux canettes rougies des fillettes d’en bas. De baise point, juste à gorge déployée pour pousser la chanson « de la bouteille que prends-tu ? Le goulot c’est trop pointu. Moi vers le centre je me concentre. Levant le ventre ou bien le cul … » Une femelle tout en mâle, qui sait déjouer les séductions, met de la courbe en pleine droite, fausse la vue de qui l’absorbe. Une machine à loucher, à rapprocher les lignes, à tordre les arrivées. Roupnel la voyait raviveuse de feu, capteuse silencieuse des flammes dont l’automne versait les torrents. La bouteille, ma bouteille, elle est comme la bourgogne, le contraire d’une barrière, elle unit beaucoup plus qu’elle sépare. Mais des tranchées Apollinaire, le contradicteur, la brandissait face aux casques pointus et hurlait qu’il n’y avait qu’elle pour mettre tant de différence entre nous et les Boches ! Bouteille, bouteille enfûtée, soutirée, entonnée, pipée qui fait écrire certains, chuter de plus nombreux ; bouteille qui prend, bouteille qui mord, qu’on paye, qu’on aime, qu’on vénère . Flasque très vite vénéneuse qui vous poche un homme plus qu’il ne le cuit, conditionneuse des amateurs de petits fonds, fla-fla des tralalas, abatteuse des chichis, décolleuse des terriens, revigoreuse de pampres , dégrappeuse d’essaims ; bouteille qui tire à elle, essarte nos intérieurs comme une passion dévorante, as-tu un frein quelque part ? Boutiquier, bouteiller, bouteillon sous bonne garde de l’échanson qui fait un bon caviste, un maître de chais ensommelier et une encore qu’on dépucelle. Y’a du boulot sous le goulot ! On pousse de la voix, fait du chemin, explore les rocades, foule le ciel, redescend à contre-voie jusqu’aux petites portes du cerveau laissé là sur le carreau. Ca goulotte, ça rigole et ça sans gravité. Bouteille pour le porteur, bouteille au fossoyeur, bouteille au vin d’honneur, tout se goutte en canon, mariage , rondes et bosses . Bouteille enguirlandée pour demander ta main, cul suspendu pour mon retour demain. Dépendu, dépendant le soldat la sabre, l’explose, la rince, l’assèche en criant : encore une que les Prussiens n’auront pas ! Tout ça pour finir à l’hospice brûlé, dégouloté, saoul de souvenirs d’ivresses à peine passées où trinque encore la bouteille qui tchine et tinte sans fin des retrouvailles merveilleuses à goût de relevailles.
Depuis ce sable solidifié au contenu solaire venu du centre de la terre les rocs se dissolvent en torrents de rires, de joies et de pleurs ; la bouteille a pris racine en nous, elle a beaucoup aidé à nous faire homme, simples hommes parmi les simples. Au dessous du goulot se taste la vie des ci-redevants : via, verita, vite.

jeudi 5 mars 2009

Ecologie : petit rappel

Je suis heureux de vous annoncer que la question écologique est en voie de résolution, qu’une préoccupation gouvernementale affichée existe et que toutes les dispositions vont être prises en France et par la France pour préparer notre « avenir écologique !.Pendant deux jours en effet, la « table ronde finale » du Grenelle de l’environnement commencée en juillet s’est tenue les 24 et 25 octobre 2007 au ministère de l’écologie à Paris. Le 24 octobre ont été abordés la politique climatique et la santé, le 25 l’agriculture, la biodiversité et la réforme des institutions. C’est ainsi qu’en quatre mois et deux jours on aurait étudié, exprimé, analyser, légiférer et régler les graves questions actuelles qui pèsent sur notre environnement…et tout cela sans rire - (Le monde 25 octobre 2007,p.8)- Bon , retournons à nos assiettes dans lesquelles les pesticides ne sont pas absents , loin s’en faut, alors buvons un coup , mais là aussi on nous annonce de fâcheuses doses bien au-delà de la limite maximale autorisée. (Si 95% des échantillons sont conformes à la réglementation , 5% dépassent cette limite (LMR), limite fondée sur la prise alimentaire estimée d’une personne , sans distinction d’âge ni d’habitudes alimentaires .Ajoutons que la France est le troisième utilisateur mondial de produits phytosanitaires . En fait le suivi des molécules est particulièrement difficile à faire, elles sont très nombreuses en effet et évoluent au rythme des innovations des firmes agronomiques. Il faut ajouter que les pesticides sont aussi présents dans l’air, dans les sols et dans les eaux et que l’empoisonnement chronique du milieu naturel est pour l’instant irrémédiable – (Le monde, 22 février 2006, p.23)- Veuillez m’excuser d’avoir une telle perception de la nature, ou plutôt de notre nature aujourd’hui , mais il est vrai qu’il est difficile de ne pas s’alarmer dans les circonstances actuelles où l’économique et le politique omni bullés par les échéances électorales font , pour une majorité je le crains, semblant de se préoccuper de notre environnement ; préoccupation qu’ils ont du mal a faire première, et pourtant il s’agit bien là de notre existence et non plus de notre vie mais de notre survie . Au-delà des formes politiques, le problème fondamental de l’être humain, comme être social, est bien de participer à ce à quoi il appartient. Il ne fait aucun doute aujourd’hui pour un anthropologue que le social est une donnée fondamentale dans le monde naturel qu’on ne peut plus négliger. Cela signifie que nous devons nous reposer la question de notre inscription, non pas uniquement dans la nature mais avec la nature. Nous20ne devons plus chercher une séparation, ce fameux moment où l’on serait passé du monde de la nature au monde de la culture ou au social ; nous ne pouvons plus faire comme si dans le monde de la nature il n’y avait pas de social. Nous sommes dans la nature depuis toujours, nous n’en sommes jamais sorti et n’avons donc pas besoin ni de nous en séparer, ni d’y retourner. On agit toujours par rapport à la nature, tout ce que l’on réalise du point de vue du savoir a nécessairement un rapport avec notre corps, au sens de la nature, et avec le monde dans lequel on vit. La nature n’est pas l’environnement, ni une sorte de boîte dans laquelle on est enfermé, elle est toujours un rapport. Il faut penser la nature comme une nature historique qui contiendrait l’homme en tant qu’un de ses facteurs déterminants, ne pas chercher systématiquement à séparer l’animal de l’homme ce qui revoient à ne pas tenir compte du fait que le monde animal est aussi un monde social, une façon de considérer que l’on n’a pas à expliquer l’apparition du social.
(à suivre…)

mardi 17 février 2009

Retour de terrain

Rentrer du terrain comme disent les ethnologues est une étrange aventure.
C’est à ce moment souvent que se révèle la posture acquise et maintenue sur le terrain, cet état d’extrême vigilance dans lequel on s’est installé des mois durant au milieu de la société visitée afin d’observer au maximum ce qui se passe, comment des êtres étrangers à notre culture se comportent, leurs gestes, leurs attitudes leurs relations , etc. ne serait-ce que pour éviter trop de faux pas et de malentendus. Je me souviens d’un retour d’un long voyage en Amazonie puis chez les Sioux dans les années 1980. J’atterrissais à Bruxelles qui cette année là était la capitale européenne de la culture. J’y retrouvais des amis français qui, dans ce cadre, montaient un spectacle sur la Grèce. A peine débarqué de l’avion j'étais invité à assister à un filage dans un théâtre. Je pris place dans un des balcons et regardais. Par rapport au contexte du spectacle, des jeux me parurent très étranges : une femme qui ôtait ses chaussures, un comédien qui s’agenouillait, un autre qui passait sa main dans les cheveux et peut être une ou deux autres choses anachroniques…Ils me demandèrent ce que j’en pensais . Je leurs fis amicalement ces quelques remarques . Ils en furent assez stupéfaits : en effet chacun de ces gestes et de ces « trucs » étaient des repères pour les techniciens afin qu’ils envoient une poursuite, qu’ils changent les lumières ou pour que les musiciens se mettent à jouer. Mon regard avait ainsi débusqué quelques invraisemblances qu’en d’autres temps je n’aurais sûrement pas remarquées. Idem pour le « retour » dans notre réalité quotidienne : ce questionnement sur les autorisations symboliques : feux rouges ou verts, conduite à droite, passages piétons, barrières, façons de manger, de s’asseoir, postures d’attente, etc. , tout ce qui régit notre quotidien doit être (très rapidement ) réappris , tout comme la gestuelle (ou son absence) dans les discours oraux.
Le retour a en effet quelque chose d’un réapprentissage et peut être aussi d’une renaissance avec un petit goût de mort. S’en retourner ce n’est pas revenir en sens contraire, mais bien plutôt se retrouver chez soi sens dessus dessous par le passage effectué en un ailleurs plus ou moins proche, sans doute est-ce pour cela que le retour confine à l’émotion, alors que le départ est plus du côté de l’excitation. Revenir à son point de départ est à la fois désiré et décevant. De loin, on s’est imaginé son lieu comme sans histoire, comme un espace qui n’aurait pas bougé ou plutôt qui ne devrait pas bouger. Or le temps des retrouvailles en sa maison-souvenir déçoit toujours un peu. Etre de retour c’est aussi s’interroger sur ce que l’on croit être devenu pendant son absence . Dans le même temps s’en retourner c’est aussi se rapprocher de soi, de sa culture, de ses proches ; c’est remettre de la proximité réfléchie , retravaillée, là ou on la croyait acquise pour toujours. Il y a une idée de chemin parcouru dans le retour et pour le missionné que nous sommes comme chercheur , quelque chose qui s’apparente à un retour à l’envoyeur. On sait que l’après va commencer ici alors que là bas , quelque que soit le temps où on y est resté on était dans de l’avant , de l’avant retour. Le terrain qui nous est si cher ne sera jamais qu’une parenthèse entre le parti et le revenu.
Etre de retour, c’est bien se retrouver chez soi , se soumettre, sans plus rechigner, à la douce tyrannie domestique, être enfin là où l’on doit normalement se trouver, laisser tomber la vigilance des jours ailleurs.