samedi 12 janvier 2008

Pour une anthropoésie

J’essaye d’ajouter à la pensée conceptuelle une pensé poétique, de prendre en compte la fameuse « intuition de présence » qui est la base de notre écoute et du partage avec cet autre qui n’est définitivement pas nous, tout en n’étant plus un étranger total. Je ne crois pas que la pensée poétique, l’anthropoésie ainsi que je la nomme, vienne troubler la pensée scientifique et rationnelle à laquelle je me réfère sans cesse. Mais la question de l’autre, celle de l’altérité, notre question centrale, ne peut se poser qu’en termes de dialogue, c'est-à-dire de partage de la parole où autrui apparaît comme une vraie présence là où le concept ne le considère qu’en lui substituant des formules. Oui, je prône une ethnologie sensible et partageuse, une véritable anthropoésie.

La responsabilité des anthropologues

À travers tous mes ouvrages, même si cela est patent dans La passion du regard, ce sur quoi j’insiste est l’immense responsabilité qu’ont les ethnologues et les anthropologues dans la construction de l’image de l’autre pour la société à laquelle ils appartiennent. Nous avons une responsabilité première : celle de restituer la vie à notre époque, celle aussi de fournir un témoignage sur le quotidien des gens, en d’autres termes de décrire notre folklore contemporain en vue de la nécessité de laisser aux historiens futurs les traces les plus authentiques possible de ce que nous fûmes. Oui, il y a une nécessité aujourd’hui de penser et de faire un monde capable de recycler autant ses ressources que son histoire et ses savoirs. Tout comme il y a nécessité de rappeler que nous sommes des humains, constamment dans l’imaginaire, et que ce qui structure notre quotidien est cette inscription dans des systèmes complexes ainsi que cette possibilité de vivre et d’accepter jusqu'à les intérioriser toutes ces choses compliquées qui font nos habitus et notre diversité. Disons que je propose, sinon une méthode, au moins une posture pour regarder le monde. Je montre comment l’ethnologie est un outil qui peut permettre de se dégager de la lourdeur et des idéologies des sciences dures et permettre, tout en étant constamment surpris et ouvert, de mieux nous entrevoir, de mieux comprendre la place que chaque société occupe dans son rapport à l’univers. Je crois qu’en plus d’une ethnologie partageuse, c’est presque à une « ethnologie d’action » que je suis arrivé, c'est-à-dire à cette obligation pour l’ethnologue s’il assume ses travaux, s’il les restitue plus largement qu’à la seule communauté scientifique concernée, de restituer et surtout d’assumer face aux groupes étudiés sa production scientifique. Je crois qu’il ne faut rien négliger de ce qui constitue notre humanité aujourd’hui, passer outre les frilosités et les tabous de toutes sortes, car partout et en s’accélérant le sens se perd au profit du rendement.

Il est plus que jamais indispensable de veiller à respecter la diversité de l’humain et de la nature dans le temps et dans l’espace. Tout mon travail tend à montrer qu’il y a urgence, pour l’ethnologie et pour notre peau à tous de museler les racismes qui couvent et se développent sous toutes les formes et sous toutes les latitudes. Je crains en effet que si nous laissons faire, nous nous interdirons bientôt de croire en nous.

Une ethnologie de la banalité

Ce qui m’intéresse en premier lieu est ma propre société. Si le retour de chez les Hopi à Chichery s’est fait accidentellement, les séjours en Amérique du Nord et du Sud, chez les Sioux puis chez les Yukuna en Amazonie colombienne, mon passage chez les Sames en Laponie et plus tardivement chez les mythiques Caduveo, Bororo et Nambikwara du Mato Grosso, au Brésil, sans oublier les Italiens, les Allemands et les Russes que je fréquente régulièrement, n’ont pas entamé mon choix éthique de n’écrire jamais que sur nous-mêmes. Ce passage par l’autre obligé, ce désapprentissage périodique dont j’ai fait une de mes postures de chercheur, me permet de réactiver cette distance nécessaire pour mieux nous apercevoir dans notre apparente banalité, c'est-à-dire nous regarder vivre. André Georges Haudricourt, avec qui j‘ai travaillé de longues années (Les pieds sur terre, Métailié, 1987), me disait toujours : « N’importe quel objet, si vous l’étudiez correctement, toute la société vient avec ». J’en ai fait un principe. Ce que je cherche à montrer est que la banalité n’est jamais banale et que le travail de l’anthropologue, c’est, derrière ce regard horizontal qui nous rattache à l’autre, de travailler à exhumer le regard vertical, c'est-à-dire la dimension totale, anthropologique, de notre histoire et de réussir à mettre en exergue la complexité des actes de notre quotidien. Tous nos habitus sont inscrits dans une dimension anthropologique ordinaire. Moi, je travaille sur l’imaginaire de l’homme : pourquoi met-on des chaussures, pourquoi les Indiens de Californie vivaient-ils nus et mettaient-ils des guêtres ?… C’est simple et complexe à la fois. Ce qui m’intéresse, ce sont les truismes, tout ce qui nous semble évident – le fameux sens commun – et qui bien sûr ne l’est pas ; c’est essayer de faire apparaître et de montrer comment notre univers individuel, culturel s’est mis en place à la suite d’imitations ratées, de glissements et d’adoptions techniques déterminantes dans notre histoire. Que ce soit l’« ethnologie de la chambre à coucher », « La tribu sacrée », « L’ethnologie de nos prêtres », « La passion du regard » sur la construction de notre regard occidental ou mes ouvrages sur Chichery, « Le village retrouvé » et « Le village métamorphosé », écrits à vingt-sept ans d’intervalle, je ne me livre jamais qu’à des mises en perspective anthropologiques de notre quotidien et de son apparente banalité.

Une ethnologie de l'intérieur


Avec Le village retrouvé, paru en 1979, j’ai été le premier à faire et à proposer une « ethnologie de l’intérieur », bravant le tabou de l’obligation à la fameuse « distance scientifique » prônée par le structuralisme régnant pratiqué par les ethnologues. J’ai fait mon terrain de mon propre village, en l’assumant totalement. Mon pari était et demeure toujours de jouer de l’immersion totale, de mon ancrage dans ma société, ma culture, pour explorer les limites du trop savoir plutôt que d’aller quérir ailleurs de nouvelles connaissances, sachant qu’on ne découvre jamais que ce que l’on sait. Au fond, les ethnologues ne cherchent qu’à énoncer des évidences. Lorsqu’il s’agit de sociétés différentes de la nôtre, cela paraît acceptable, mais lorsqu’on regarde chez nous, cela n’est alors ni chose aisée, ni chose admise. Au retour de chez les Indiens Hopi, j’avais éthiquement choisi de ne jamais travailler et de n’écrire que sur ma propre société, sur nous. J’ai involontairement fait de mon village mon laboratoire d’observation. On comprendra que ma démarche est de camper aux franges de moi-même et de tenter de faire de tout ce qui me fait (ma culture) un objet d’étude. Je ne nie pas qu’il y a là une l’idée, intentionnellement littéraire, de faire partager mon univers, mais surtout la réflexion profonde et nécessaire pour tout chercheur en sciences humaines, de chercher à comprendre jusqu’où l’on peut « dire » quand il s’agit de sa propre société et ceci sans mettre en cause, dans le cas d’une communauté humaine restreinte comme l’est un village, la sauvegarde et l’équilibre même de cette société. La question posée est la suivante : à partir du moment où l’ethnologue fait partie du groupe étudié, comment peut-il assumer le retour de manivelle que l’existence de son travail va forcément déclencher chez les ethnologisés ; par extension, comment restituer aux siens ce que nous sommes ou de façon plus large : l’ethnologie ça sert à qui et à quoi ? On comprendra que je privilégie l’interaction avec le terrain et que, d’une certaine façon, faisant œuvre de folkloriste du contemporain, je nous étudie comme des êtres futurs d’un folklore qui ne tardera pas à être repéré.

La brochure ethnologique

Dans les années 76, encore étudiant, j’ai fondé « la brochure ethnologique », une revue qui a existé jusqu’en 1985 (20 exemplaires déposés à la BNF). Je faisais des entretiens avec des ethnologues ou des écrivains qui me paraissaient avoir une vision anthropologique de notre monde. Alors jeune étudiant, cette revue m’a permis de prôner très tôt l’urgence de pratiquer une ethnologie du monde moderne et bien entendu de rencontrer les personnes que je voulais connaître au-delà de leurs travaux. Je pense à Jacques Meunier, André Georges Haudricourt, Jacques Lacarriére, Bernard Noël, Eibl Eibesfeld, Michel de Certeau, Pierre Clastres, Serge Moscovici, etc. Beaucoup sont devenus des amis. Bien sûr, j’y ai publié au début des articles-manifestes pour une ethnologie du monde moderne ouverte, poétique et même interventionniste. J’invitai d’autres étudiants à y écrire et finalement, tout cela a formé un groupe, une sorte de réseau un peu échevelé peut-être mais où la passion et le désir ont sous-tendu nos recherches. Je crois que la dynamique de ce lieu a été salutaire pour l’avenir d’un certain nombre d’entre nous. Il y avait en germe dans nos propos cette ethnologie de partage, cette proposition de relire notre discipline fermée sur elle et de la ramener à un système ouvert, à une conception poreuse du monde où le chercheur accepte de reconnaître que rien n’est jamais définitivement constitué, ni entièrement déterminable. On tirait cette brochure ronéotée à une centaine d’exemplaires. Finalement je me suis essoufflé à tenir cette brochure à bout de bras et je me suis embarqué dans mes propres recherches, mes propres ouvrages et on s’est arrêté là. Mais l’intention n’est pas morte et les nouvelles possibilités techniques de diffusion n’excluent pas qu’elle revive un jour.

A propos de l'auteur

Biographie

1949 : Naissance à Paris XVIIe le 16 mars
1969-1972 : Etude d’histoire à Paris I jusqu'à la Maîtrise
1972 : Inscription en thèse dans le cursus d’Anthropologie Ethnologie Science des Religions, UFR AESR, à l’Université Paris 7- Jussieu
1975 : Obtention de sa thèse de IIIe cycle en ethnologie
1972-1978 : Professeur d’histoire et géographie à la Schola Cantorum
1975-1984 : Chargé de cours pour l’« histoire des grandes civilisations » à l’IUT de Paris,Université René Descartes
1975-1994 : Professeur d’histoire des grandes civilisations à l’ILERI (Institut Libre des Relations Internationales)
1976 : Lancement de « La brochure ethnologique »
1978-1987 : Chargé de cours pour « l’ethnologie du monde moderne » à Paris 7-Jussieu
1977 : Premier terrain en Bourgogne, enquête sur les traditions de Bourgogne
1978 : Deuxième terrain chez les Indiens Hopi en Arizona, USA
1979 : Retour en France, lancement dans l’ethnologie de son village d’origine, en Bourgogne Nord
1980-1981 : Terrain chez les Indiens Yukuna en Amazonie colombienne
1982 : Terrain chez les Lapons de Suède
1982 : Création de la collection d’anthropologie « Traversées » aux éditions Métailié, (45 titres)
1987 : Recruté comme Maître de Conférences en ethnologie à l’Université Paris 7-Jussieu
1992 : Obtention de son Doctorat d’état et son HDR
1990-1996 : Directeur de l’UF AESR à l’Université Paris 7
1992-1996 : Directeur du Laboratoire d’Anthropologie Visuelle et sonore du monde contemporain
2004 : Dissolution de l’UF d’ethnologie par l’Université Paris 7
2005 : Département Sciences Sociales de l’Université Paris 7-Denis Diderot, membre de l’Unité de Recherches Migrations et Société, URMIS.

Ouvrages majeurs

Le village retrouvé, ethnologie de l’intérieur, 1979, Grasset / Aube-poche 2008
Ethnologie de la chambre à coucher, Grasset 1987/ Métailié-Suite, 2000
Les pieds sur terre, avec André Georges Haudricourt, Métailié, 1987
Ethnosociologie des échanges interculturels, avec C. Wulf, Anthropos, 1998
La tribu sacrée, ethnologie des prêtres, Grasset 1993 / Métailié Suite, 2004
La passion du regard, essai contre les sciences froides, Métailié, 2000
Rêves d’Amazonie, avec M. Le Bris, Hoëbeke, 2005
Le village métamorphosé, révolution dans la France profonde, Terre Humaine / Plon, 2006
De la construction du racisme, Métailié / Suite, 2008